Trans en Argentine

La loi d’identité de genre

En Argentine, l’évolution des lois ces dernières années a abouti le 9 mai 2012 à la promulgation de la « Loi d’identité de genre », et cela deux ans après celle de la loi sur le mariage égalitaire. Elle permet aux personnes trans (travestis, transsexuels et transgenres) de faire inscrire sur leurs papiers le nom et le sexe de leur choix. Par ailleurs, elle exige que tous les traitements chirurgicaux et hormonaux en vue d’une « adéquation de genre » soient inclus dans le Plan Médical Obligatoire (PMO), afin de garantir une prise en charge par le système de santé public et privé. L’année de sa ratification, trois mille personnes ont changé leur prénom.

Cette loi définit l’identité de genre comme « le vécu intime et individuel du genre tel que chaque personne le perçoit, et qui peut ou non correspondre au sexe assigné à sa naissance ». L’auto-perception, la désignation de soi- même suffisent pour changer légalement de genre. À la différence de ce qui se passe dans d’autres parties du monde, cette loi n’exige pas de réassignation chirurgicale, ni de thérapie hormonale, médicale ou psychologique préalables, pas plus qu’elle n’exige d’autorisation juridique ou administrative pour les personnes majeures ; elle cherche à dépathologiser le transsexualisme.

Son application aux moins de dix-huit ans suppose la demande des parents ou des représentants légaux, en accord avec l’enfant ou l’adolescent. Mais pour ce faire, le mineur doit bénéficier de l’assistance d’un avocat (à la différence de l’adulte). Selon la loi argentine, l’article 27 prescrit le droit de l’enfant à être entendu, à être légalement assisté, et à ce que son avis soit pris en compte. Dans le cas où les parents s’opposeraient au changement de genre, l’enfant peut recourir, pour l’obtenir, à la voie judiciaire, en vertu de la loi de protection des mineurs. Cependant, pour l’obtention d’une réassignation chirurgicale et hormonale, la volonté du mineur et de ses parents ne suffisent pas : ils doivent également compter avec l’accord de l’autorité judiciaire compétente de chaque juridiction.

Luana, également appelée Lulu, est le premier cas au monde d’un changement de genre à l’âge de six ans sans recours à la justice. On lui a remis ses papiers à Buenos Aires en octobre 2013, après les lui avoir refusés à trois reprises. De même que son frère jumeau, elle est née garçon mais, à l’âge de deux ans, elle disait qu’elle était une fille et à quatre ans, elle a demandé qu’on l’appelle par le nom qu’elle s’était choisi. Lulu disait qu’elle était une fille, et sa mère, après avoir vu un documentaire de National Geographic sur une enfant transgenre aux États-Unis, en a conclu que son fils était trans et a demandé le changement. L’État a accordé le changement d’identité en présence d’un avocat qui représentait Lulu. Accompagnés par une équipe interdisciplinaire de l’hôpital Durand, les parents et l’enfant ont ainsi obtenu le changement de genre. Ce cas illustre l’application croisée de la loi sur l’identité de genre et de celle sur la protection des enfants et adolescents en vigueur en Argentine où le mineur est écouté et assisté. Mais il ouvre le débat, d’une part, sur l’âge où un sujet peut prendre une décision quant au choix inconscient de sa position sexuée et en devenir responsable et, d’autre part, sur comment protéger le mineur de la ségrégation que peut produire sa différence par rapport à la « norme » biologique.

Un deuxième cas met plutôt en tension les lois actuelles. Alexis Taborda et Karen Bruselario, deux personnes trans, nées chacune avec un sexe opposé à celui de leur choix, ont changé leur identité, tout en conservant leurs organes génitaux pour pouvoir avoir un bébé. Grâce à leurs traitements respectifs, ils ont chacun l’apparence d’un homme et d’une femme. Ils se sont connus lors d’activités du mouvement trans, se sont mariés en novembre 2013 à Victoria dans la province de Entre Rios et, en décembre, ont eu une petite fille. De telle sorte qu’Alexis, femme à l’origine, a été le premier homme à donner le jour à un bébé en accord avec la loi d’identité de genre. Alexis est actuellement homme, mais est-il père ou mère ? Pour la loi argentine, la mère est celle qui en passe par l’accouchement, c’est-à-dire par la grossesse. Alexis a porté l’enfant ce qui devrait le rendre mère, mais son identité est masculine, ce qui en fait un père. On voit bien ici que les lois déterminant la maternité de façon purement biologique sont à contretemps de l’esprit de l’époque, où la distribution homme/femme peut légalement se faire indépendamment de l’anatomie.

Au regard de la loi, cela entraîne une série de réflexions qui concernent la psychanalyse. Il existe une tension, dit Néstor Yellati, entre « ce qui est assigné » – où l’Autre attribue au sujet sa sexualité, son sexe et définit la normalité – et « ce qui est performatif » où c’est l’énoncé lui-même qui constitue l’action énoncée, correspondant à une certaine conscience de soi à un ou des moments vitaux, et détermine la position sexuée[1]. Le sujet assume celle-ci à partir de l’acte de son énonciation. La loi actuelle, dit-il, fait dépendre la responsabilité du choix du sujet de sa conscience, en ignorant ses identifications inconscientes.

La « Loi d’identité de genre » est sans doute une avancée légale, puisqu’elle abrite ce qui se présente comme différent, qu’elle déloge de la marginalité, et accorde de nouvelles libertés. Mais il y a un plus que la loi ne peut nommer ; la jouissance impliquée dans ces interventions sur le corps ne parvient pas à être résorbée par les lois, pas plus que les positions face au réel de la différence sexuelle, qui font que les sujets se distribuent sur des positions sexuelles indépendamment de leur anatomie.

« Les concepts d’identité et de genre ne sont pas ceux que propose la psychanalyse, dit Monica Torres, la psychanalyse parle de sexuation », sans pour autant fermer la porte au dialogue, ainsi que le démontre la compilation qu’elle a effectuée sur ce thème. Dans le prologue à son livre Transformaciones, elle dit que « ce livre n’est pas sur les singularités, il est ces singularités mêmes »[2].

Comme l’indique Fabien Fajnwaks dans ce même livre où il commente la parution de cette nouvelle loi, la présence de la psychanalyse dans la culture a favorisé l’acquisition de libertés individuelles quant à la sexualité et à la relation entre les sexes. C’est pour cela qu’elle ne peut questionner une transformation sociale et juridique qu’elle a favorisée sans nostalgie pour un ordre antérieur propre au champ du Père. Plutôt que de nous faire garants d’un ordre social meilleur, elle pose la nécessité d’interpréter les symptômes de la civilisation et ce qui, dans le cas présent, s’exprime comme « la volonté d’éliminer le symbolique en le traitant comme réel »[3].

Ajoutons que, face à cette diversité, il s’agit plutôt de recevoir le sujet de telle sorte qu’il puisse loger ce qui échappe, ce qui s’évade des fictions juridiques et fait retour dans le réel, quelles que soient les tentatives, de la part des lois, d’ordonner les positions sexuées, les alliances possibles et les relations de parenté. Faire en sorte que pour chaque situation, pour chaque cas, le différent, le singulier rencontrent dans la psychanalyse un destinataire.

Traduit de l’espagnol par Anne Goalabré

NOTAS

* Publicado en Lacan Quotidienne, 09/04/2014 – http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/04/LQ392.pdf

  1. Yellati, N., « El transexual y el cuerpo del otro », E-mariposa no 6, Revue du Département d’études en psychiatrie et psychanalyse de l’Institut Clinique de Buenos Aires, 2013.
  2. Torres, M., « Singularidades », in M. Torres, G. Schnitzer, A. Antuña, S. Peidro, Transformaciones. Ley, diversidad, sexuación, Buenos aires, Grama, 2013. Compilation effectuée à partir de travaux présentés au Département d’études sur la famille (Enlaces) de l’Institut Clinique de Buenos Aires.
  3. Fajnwaks, F., «Leyes transgénero y teorías queer. El fin de la castración?», Transformaciones, op. Cit