L’inconscient et son interpretation

Dans le parcours d’une analyse, la production de savoir subit un encheminement : à partir de la combinatoire signifiante on essaie de cerner la jouissance, point d’intimité de chaque sujet. Le non-su et impossible à dire reste cinconscrit par ce savoir.

La formulation de l’inconscient comme chiffrage de jouissance amène à explorer comment le sujet réussit à s’y détacher. Condition nécessaire pour conclure la cure : elle est conduite à partir d’une certaine conception de sa fin qui permet d’opérer en sachant où l’on veut conduire le sujet.

L’interprétation se situe entre deux pôles : la conception de la fin d’analyse, mais aussi l’inconscient comme point de départ. Les définitions de l’interprétation et de l’inconscient restent solidaires.

En 1967 Lacan s’interroge : “Qu’est-ce que l’inconscient ? La chose n’a pas encore été comprise”[2]

L’inconscient est une invention freudienne ; Lacan a signalé qu’avant de Freud il n’était pas pur et simplement. Il n’est pas non plus ce ainsi nommé par les post-freudiens, si obscurantistes comme le pre-freudiens, qui se sont éloignés du registre de la parole et ont transformé l’inconscient en siège des instincts[3]. Bien que l’inconscient existait avant la psychanalyse, c’est l’écoute de l’analyste qui a décidé sur son existence.

L’inconscient n’est pas l’inconscient romantique des profondeurs, il n’a rien à voir avec l’occultisme. Jung l’a défini comme une superposition des strates qui vont de l’individuel au collectif ; c’est-à-dire comme le siège des significations. Il ne l’est non plus des pulsions : il ne faut le confondre avec le ça.

L’inconscient a subi des changements tout au long du temps. Les effets magiques des interprétations freudiennes -la disparition des symptômes, la restitution des souvenirs oubliés, l’enlèvement des refoulements- ont diminué, et une pratique est appurue à sa place qui se chargea de fermer l’inconscient que Freud avait invoqué[4].

Son émergence dépend du dispositif analytique et de la conception qu’on peut avoir concernant la direction de la cure. Lacan a signalé que “les psychanalystes font partie du concept de l’inconscient, puisqu’ils en constituent l’adresse”[5]. Dans “Variantes de la cure type” il situe cette position comme celle de l’auditeur, de l’interprète du discours, qui déchiffre le matériel pour que le patient puisse rémemorer et réintegrer son histoire[6]. Aussi dans le Séminaire XI il remarque que le statut de l’inconscient est éthique[7]. Les analystes sont responsables et de sa présence et de la perduration de la psychanalyse.

La pratique psychanalytique consiste en “faire sens”[8], le sens que la demande d’analyse cherche face à l’énigme qui lui posent au sujet ses symptômes. L’entrée dans le dispositif analytique se produit quand la souffrance subjective s’adresse vers un savoir qui lui donnera du sens ; cette supposition de savoir soutient l’opération analytique[9].

Mais il y a une dimension inaperçu du sens : sa détermination par l’articulation signifiante. Dans l’association libre le sujet perçoit qu’il dit plus, et quelque chose différent à ce dont il voulait dire : distance entre le vouloir dire, l’intention de signification, et le dire : source du malentendu, partie du non-sens qui accompagne le sens.

Trois scansions dans l’enseignement de Lacan dirigeront ce parcours : elles rendent compte du glissement théorique qui va de la prévalence du symbolique à l’équivalence des trois registres par rapport à la jouissance, opéré après d’un développement sur le réel. Nous reprendrons certaines formulations concernant l’inteprétation posées par Jacques-Alain Miller dans son cours “Ce qui fait insigne”[10] aussi bien que les ponctuations de Serge Cottet au sujet de l’inconscient[11].

1. L’inconscient est structuré comme un langage

En “Fonction et champ de la parole et du langage” (1953) Lacan définit l’inconscient : “L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient”[12]. Et ensuite : “L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs”[13]. Et il enumère : dans les monuments (le propre corps) ; dans les documents d’archives (souvenirs infantiles) ; dans l’évolution sémantique (le stock et les acceptions de vocabulaire particuliers à chaque sujet) ; dans la tradition (légends et mythes de l’histoire personelle); et dans les traces qui permettent la reconstitution de l’histoire.

Le “discours concret transindividuel” c’est le langage, et ce qui “manque”, le “chapitre en blanc”, ce qui est soustrait par l’action du refoulement. L’inconscient freudien se dévoile à partir des inscriptions, des traces, des indicateurs, à partir de lesquelles on refait la trame discursive et on déchiffre son sens ; ainsi on rétablit la continuité discursive entrecoupée par l’action de la défense.

Lacan indique que l’inconscient est “structuré comme un langage” : l’inconscient n’est pas un chaos mais il est structuré ; la structure en question est celle du langage (constituée par un système différentiel d’opositions). Le symptôme peut se défaire par le biais de la parole, parce que l’inconscient est ici défini comme ce “qui se dit” (privilège du versant significant du symptôme).

L’inconscient, et la vérité qu’y se loge, se dévoile par ses traits, ses formations (rêves, mots d’esprit, lapsus, symptômes) régulées par un système de substitution d’un signifiant par un autre qui produit des effets de sens.

Mais ceci ne permet pas d’homologuer l’inconscient à ses formations. Il n’y a aucune possibilité d’un passage complète de l’inconscient à la conscience pour finir ainsi d’une bonne fois avec l’inconscient.

Pendant la première période de son enseignement, Lacan essaie de dévoiler la vérité du sujet, d’où la distinction entre la parole pleine (porteuse du désir) et la parole vide. L’analyse permet que la parole pleine produise des effets de vérité.

D’ailleurs, l’inconscient comme “discours de l’Autre”[14] indique que les significations émergent du lieu du code, le lieu de l’Autre. L’inconscient est défini alors comme producteur de sens : plus il s’interprète, plus on le fait exister.

Le discours du patient n’est pas ouvert à tous les sens, mais il reste sujet à une détermination inconsciente et au point de capiton du Nom-du-Père qui met en fonctionnement le schèma du “message inversé”.

L’interprétation n’est pas pour Lacan un métalangage qui essaie de donner un sens aux paroles du patient. Il a denoncé cette orientation qui produit sur le patient un effet de suggestion et d’endoctrinement.

Dans son “Discours de Rome” il la définit comme “une ponctuation heureuse que donne son sens au discours du patient”[15], sens qui est produit par le patient et non par l’analyste. La ponctuation se noue au temps et à la coupure de la séance, bien que tous les deux ne se supperposent pas : elle vise à produire une discontinuité dans le discours du patient sans introduire pour autant des signifiants nouveaux, et elle ne disparaît pas avec le glissement produit dans la théorie de l’interprétation. Elle évoque le “tu l’as dit”, parce que dans la métonymie des associations le sujet est confronté à ce qu’il vient de dire. Lacan s’oppose ainsi à l’interprétation comme communication d’un savoir qui prend comme interlocuteur à la conscience attentive du patient et bouche le travail d’élaboration subjective.

En tant que l’interprétation vise à dévoiler la vérité du sujet, Lacan affirme que l’analyste : “reste le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. C’est lui, avant tout, qui en ponctue, avons-nous dit, la dialectique”[16].

Lacan privilège aussi la coupure de séance comme instrument interprétatif : l’arrêt chronométrique ne tient pas en compte la trame discursive et il va en contre de la dialectique de la cure parce qu’interrompe les moments de conclure du sujet, et lui fixe dans une conclusion qui résulte un malentendu[17] -malentendu qui déclenche une dérive signifiante et qui, dans l’indétermination de l’association libre, pousse aux cristallisations de sens arbitraires-. La coupure de séance doit permettre la dialectisation du sens parce qu’en même temps qui dévoile la place du sujet dans l’énonciation possibilite la continuation du travail d’élaboration : elle arrête l’intention de signification et permet l’émergence d’un sens nouveau.

L’interprétation oscile entre la coupure qui empêche la fermeture du sens et la precipitation des “météores de vérité” qui se dégagent de l’analyse.

A cette époque Lacan affirme que le “pouvoir combinatoire” du langage structure l’inconscient et “l’ambiguïté sémantique” produit des équivoques. Ce concept, celui d’équivoque, devient central dans sa dernière théorisation sur l’interprétation. Face à la réthorique de l’inconscient Lacan propose la tâche de déchiffrage de l’analyste.

Cette indication est reprise dans “La direction de la cure” : “L’interprétation, pour déchiffrer la diachronie des répétitions inconscientes, doit introduire dans la synchronie des signifiants qui s’y composent, quelque chose qui soudain rende la traduction possible, – précisément ce que permet la fonction de l’Autre dans le recel du code, c’étant à propos de lui qu’en apparait l’élément manquant”[18]. A partir de la séquence des répétitions inconscientes, dans la synchronie des signifiants dont dispose le patient, l’interprétation permet le déchiffrage par l’introduction d’un élément tiers qui vient de l’Autre, en dehors du rapport imaginaire, qui réintègre le signifiant élidé et dialectise les dits de l’analysant.

Il se réfère aussi à “l’allusion” : “A quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ?”[19]. L’allusion montre quelque chose sans la nommer : on peut la faire équivaloir au colophon du texte qui vise à l’intervalle signifiant[20].

Dans les textes anciens, les colophons étaient des petites mains indicatives qui s’imprimaient dans le marge (ils procèdent de l’époque où il n’existait pas encore la typographie).

F. Récanati fait des remarques à propos de la différence entre le texte et son marge. Le texte est ce qui s’énonce, et dans le marge nous trouvons les indications qui lui concernent[21]. Il fait équivaloir les colophons ou indicateurs aux “proposition incidentelles” de Port-Royal, parce qu’elles se placent à l’intérieur du texte, d’où l’on offre des indications à son propos, en lui visant comme un indice.

La logique de Port-Royal, avec la doctrine grammaticale consensuelle, distingue la proposition principale, qui transmet le contenu de l’énoncé, des propositions incidentelles, indicateurs qui affirment l’énoncé au style “j’affirme”, “je dis”, “je soutient”.

Ceci a sa source dans la logique médievale qui distingue entre deux sens de l’expression “je dis” selon il s’agit de l’exercise ou du concept. Le premier explicite l’acte qui se met en oeuvre, il affirme ou souligne le fait que je dis cela. Dans le deuxième sens, l’acte de dire n’est pas réalisé mais il fait partie de ce qu’on dise.

Cette oppostion entre dire et ce qu’on dise -les dits- est étudiée par Lacan dans “L’étourdit”.

L’allusion, comme le colophon, vise le dire du sujet à partir de ses dits -régis par les lois de la métaphore et de la métonymie-. Ce dire est formalisé de différentes façons sans pour autant se confondre avec les concepts antérieurs de parole pleine, de sujet de l’énonciation, et de la béance ou intervalle de la chaîne où se situe le sujet de l’inconscient, jusqu’à aboutir au point de jouissance. Le sujet trouve le sens de sa vie dans sa jouissance, point où vise l’opération analytique.

2. L’inconscient comme réel

Dans le Séminaire XI Lacan signale que l’inconscient est le non-réalisé : “Achoppement, défaillance, fêlure. Dans une phrase prononcée, écrite, quelque chose vient à trébucher. Freud est aimanté par ces phénomènes, et c’est là qu’il va chercher l’inconscient. Là, quelque chose d’autre demande à se réaliser”[22].

L’inconscient peut être né ou non, peut se réaliser ou se renfermer, en fonction du dispositif analytique. Il n’est pas être ni non-être, c’est ce qui demande d’être réalisé, même si rien n’assure cette réalisation. Lacan affirme que c’est pré-ontologique : il ne concerne pas au registre de l’être.

Lacan retrouve cette palpitation de l’inconscient dans le mythe d’Eurydice, épouse d’Orphée, qui meurt par une morsure de serpent. Orphée descend aux enfers. Il réussit à émouvoir les divinités infernelles avec sa musique et ils lui permettent de la ramener à la terre, à condition de ne pas essayer de la regarder avant d’avoir sorti au soleil. Mais il n’arrive pas à resister son désir de la revoir et il se retourne : Eurydice est reprise par les enfers.

Lacan utilise ce mythe pour indiquer le rappport entre Orphée-analyste face à Euridyce -métaphore de l’inconscient- : c’est une apparition fugace, ponctuelle, instantannée, prête constamment à disparaître. L’émergence de l’inconscient produit cette surprise, retrouvaille, révelation subjective. “Ainsi l’inconscient -dit Lacan- se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet -d’où resurgit une trouvaille, que Freud assimile au désir- désir que nous situerons provisoirement dans la métonymie dénudée du discours en cause où le sujet se saisit en quelque point inattendu”[23].

L’inconscient, le sujet de l’inconscient et le désir se caractérisent par son évanescence, sa capacité de se dérober et apparaître dans l’intervalle de la chaîne signifiante. L’inconscient jamais peut être prise complètement. Sa temporalité est logique et détermine ses moments d’ouverture et fermeture. Lacan signale que cette alternance dans la temporalité dessine une topologie qui se réduit à n’être qu’un bord et qui s’oppose au fantasme des profondeurs ou du continent-contenu.

Avec la formulation de l’inconscient comme coupure, intervalle, bord, Lacan souligne que le transfert est “la mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient”[24]. Lacan, dans son deuxième retour à Freud, lie l’inconscient à la sexualité. Dans la temporalité de l’inconscient, le transfert, paradoxalement, produit sa fermeture en tant qu’un objet suture sa béance. Cette relation transfert-inconscient va dans le même sens signalé auparavant : le déchiffrage de l’inconscient suppose l’analyste ; la dissolution du transfert c’est le corrélat de la dissolution dans le rapport du sujet avec l’inconscient mis au travail.

Il signale aussi sa dimension réel : “l’inconscient nous montre la béance par où la névrose se raccorde à un réel”[25].

Lacan illustre cette affirmation avec le rêve analysé par Freud de l’enfant mort qui dans le vélatoire se rapproche de son père endormi et lui dit : “Ne vois-tu pas, père, que je brûle ?”. Dans l’analyse de Freud, le reflet flamboyant de la bougie dans sa chute a réveillé le père et il constitue la source du rêve (la stimulation extérieure) ; le père s’est endormi dans l’inquiétude par la vigilance du vieillard en charge ; le dit de l’enfant repète peut-être les paroles qu’il disait pendant sa maladie (reste diurne) ; c’est une réalisation du désir : l’enfant vivant s’adresse au père ; et, finalement, il ajoute par rapport à la phrase “Ne vois-tu pas…?” qu’elle procède d’une autre opportunité que nous ne connaissons pas mais qui est riche en affects.

Lacan s’occupe de cette dernière remarque et signale une série de questions : il s’agit d’un secret partagé entre le père et le fils : “Ne vois-tu pas?” ; la faute du père, son péché, retourne sur l’enfant ; la phrase a plus de réalité psychique que le reflet flamboyant qui réveille le père ; la “vision atroce” de l’enfant mort prenant le bras du père indique un au-delà du reflet ; il s’agit d’une rencontre avec le réel -au-delà du désir du rêveur- qui réveille le sujet ; et, en se réveillant, se retrouve avec le réel de la mort.

Le désir de l’analyste vise à un réel qui se présentifie dans un au-delà de la pitié filiale. Ceci s’oppose à la suturation de la béance par la psychologisation de la théorie analytique[26]. Il ne s’agit plus de dévoiler la vérité censurée mais de l’émergence de l’intervalle.

Dans son texte “C’est à la lecture de Freud…” (1968) Lacan défine l’inconscient comme “le réel en tant qu’impossible à dire”[27]. Et ensuite, dans “Radiophonie” il indique : “L’inconscient n’est qu’un terme métaphorique à désigner le savoir qui ne se soutient qu’à se présenter comme impossible, pour que de ça il se confirme d’être réel”[28]. L’inconscient est posé comme un savoir dans le réel et son alternance d’ouverture et de fermeture reste nouée à l’opération d’aliénation et de séparation. Comme le souligne Jacques-Alain Miller dans son séminaire “Donc”[29], l’aliénation signifiante favorise l’émergence des formations de l’inconscient ; par contre, dans le moment de séparation l’objet obture l’ouverture et favorise le versant du non-sens.

L’interprétation n’est pas ouverte à tous les sens : il y a une détermination inconsciente, indique Lacan dans son Séminaire XI. “L’interprétation est une signification… destinée à faire surgir des éléments signifiants irréductibles faits de non-sens”[30]. “L’interprétation ne vise pas tellement le sens que de réduire les signifiants dans leur non-sens pour que nous puissions retrouver les déterminants de toute la conduite du sujet”[31]. L’interprétation comme signification, comme savoir, vise le non-sens pour cerner la détermination inconsciente des répétitions du sujet et constitue le versant métaphorique de l’interprétation, solidaire de la structure du refoulement, il aussi métaphorique[32]. Il s’agit de l’appréhension de ce qui ne peut pas être dit, de la réémergence des signifiants refoulés.

En 1964 il ajoute : “Interpréter consiste certes, ce trou, à le clore. Mais l’interprétation n’a pas plus à être vraie que fausse. Elle a à être juste, ce qui en dernier ressort va à tarir cet appel de sens”[33]. L’interprétation ne répond pas à la logique de la proposition, vraie ou fausse, parce que ceci supposerait un métalangage. C’est un dire de l’analyste qui ne vise pas à la vérité mais au réel qui surgit dans les interstices des dits du patient. Il ne s’agit pas de renvoyer à l’infini la production de sens, mais que le sujet arrive à découvrir le réel -d’où ses dits prennent leur sens- et sa jouissance.

Dans le Séminaire XVII Lacan défine l’interprétation “comme un savoir en tant que vérité”[34]. Dans la structure des quatre discours la vérité devient une place qu’y loge le savoir. Il présente deux moyens utilisés dans l’interprétation : la citation et l’énigme[35]. La citation est extraite du discours du patient : un énoncé est mis en relief en indiquant sa place d’énonciation. L’énigme c’est une énonciation sans-sens ou avec un comble de sens. Dans les deux cas le patient est amené à interprèter dans la mesure que l’analyste produit une coupure qui défait l’effet de signification et laisse l’adjudication de sens du côté de l’analisant.

De cette façon, l’interprétation ne concerne que le registre symbolique, mais l’inclusion d’un réel dans l’inconscient modifie le point de visée de l’interprétation et présente d’autres façons d’opérer pour atteindre le réel.

3. L’inconscient c’est un savoir qui travaille

Dans cette période -comme le signale J.-A. Miller- se produit un changement d’axiomatique dans l’enseignement de Lacan. Celle du désir s’appuyait sur la parole adressée à l’Autre, en tant que le désir se loge entre les signifiants et il glisse dans la métonimie de la chaîne. Il y a maintenant une prévalence de l’axiomatique de la jouissance, dont la parole devient le vehicule. L’inconscient devient un savoir chiffré, écrit, qui loge la jouissance et doit être déchiffré dans sa lecture.

En “Télévision”, l’inconscient est défini comme un “savoir qui ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge, ce qui ne l’empêche pas de travailler”[36]. D’après Serge Cottet, l’inconscient désigne en même temps l’indétermination subjective -le non-réalisé c’est le propre sujet- et le travail qui le supple[37]. Dans “R.S.I.” (1975) Lacan parle de la jouissance de l’inconscient[38].

Le savoir de l’inconscient reste disjonction des pensées (à différence de la conception freudienne), et à sa place s’accentue son travail de chiffrage de jouissance. C’est pour cela que Lacan signale que les chaînes signifiantes “ne sont pas de sens mais de jouis-sens”[39].

Lacan s’efforce pour séparer le signifié qui produit le signifiant, de la jouissance de la lettre, c’est-à-dire, la pure articulation signifiante qui produit effets de sens, de sens de jouissance. D’ailleurs, la lettre, concept utilisé par Lacan dès 1958 comme “support matériel” du signifiant, garde la valeur du signifiant en dehors de la fonction de produire des significations, mais il ajoute la dimension d’objet par son rapport à la jouissance. La parole offre des sens pour être comprises, mais elle inclue aussi le non-sens qui renvoie à la jouissance du sens. Le signifiant, plutôt qu’être un instrument de communication devient un instrument de jouissance : l’inconscient comme écriture c’est le référent de la jouissance qui se comptabilise. Dans “Télévision”, Lacan distingue entre signe et sens, et il remplace cette nouvelle distinction à la différenciation entre signifiant et sens. Le signe c’est le signifiant avec son complément de jouissance.

A la fin de son enseignement, Lacan soutient encore que l’inconscient est articulé comme un langage, mais il souligne que c’est “comme” et non “par” le langage. Il y a un chiffrage de jouissance préalable, une première articulation entre signifiant et jouissance qui precède la langage qui l’articule : Lacan l’appelle “lalangue“.

Dans “La Troisième” Lacan défine à nouveau l’inconscient comme “savoir qui s’articule avec lalangue”[40], et met ainsi de relief son trait de savoir -non de connaissance- comme jouissance chiffrée.

En ce qui concerne l’interprétation, Lacan indique dans les “Conférences nord-américaines” (1975) : “En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à-dire impérative ; elle doit être équivoque. L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues. Donc il ne faut pas y aller avec de gros sabots, et souvent il vaut mieux se taire ; seulement il faut le choisir”[41]. Il ne s’agit pas d’une transmission de savoir, elle n’est pas théorique ; elle n’est pas un effet de suggestion, et non plus l’effet de sens donné par le discours maître ; elle est équivoque ; il ne s’agit pas de se faire comprendre mais de promouvoir le travail de l’inconscient de l’analisant ; d’où parfois il vaut mieux de se taire.

Ces questions ont été développées trois ans auparavant dans “L’étourdit”, où il avait abordé l’interprétation. Nous pouvons sérier ses définitions autour de quatre questions :

1) Qu’est-ce qu’est l’interprétation ? “…est du sens et va contre la signification”[42]. Cette définition apparement reste contradictoire avec celle formulée en 1964 où Lacan indiquait qu’elle était signification. Mais le sens ici invoqué c’est le comble de sens, sens de jouissance, qui se réduit à un non-sens, et comme telle ne propose pas une nouvelle signification : elle est “oraculaire”, S1, où émerge l’objet de jouissance du sujet. Elle n’est plus savoir, qui reste du côté de l’inconscient qui travail.

2) Où s’adresse-t-elle l’interprétation ? L’interprétation “porte sur la cause du désir, cause qu’elle révèle”[43]. L’interprétation vise l’objet (a) -plus-de-jouir- que glisse métonymiquement dans l’intervalle de la chaîne signifiante. Cette définition retient d’une certaine façon celle de l’inconscient comme béance où se loge un réel.

3) Comment opère l’interprétation ? “Le dire de l’analyste en tant qu’il est efficace, réalise l’apophantique qui de sa seule ex-sistence se distingue de la proposition”[44]. Le terme “apophantique” est aristotélicien. Il s’agit d’extraire l’interprétation du registre de la signification -qui peut être véritable ou fausse-, et d’accentuer le dire comme acte. Dans cette perspective, l’inteprétation doit être juste : elle doit traverser l’ensemble de dits et atteindre la jouissance qui se déchiffre entre les signifiants.

4) Quel est son instrument ? L’équivoque[45] -qui est signalé dès le début de son enseignement dans l’automatisme du langage, et qu’ici s’articule notamment avec le dire de l’analyste-. Il permet ainsi l’émergence de sens latents produits par le langage au-delà des significations, qui réusissent à atteindre la jouissance qui glisse entre les signifiants. Lacan signale trois modalités : l’homophonie, la grammaire, et les équivoques logiques. L’homophonie, dont dépend l’ortographie. Ici interviennent la métaphore et la métonymie, et l’analyste doit utiliser la rhétorique pour les emploier dans le moment opportun. La grammaire fixe un nombre de significations et la logique traverse cette consistence apparente donnée par le langage et montre son point d’incompletude.

Lacan, dans “La Troisième”, défine l’interprétation : elle ne relève pas du sens mais qu’elle joue avec l’équivoque en travaillant avec lalangue -ce qui n’empêche pas que l’inconscient soit structuré par le langage-.

L’interprétation comme équivoque essaie d’atteindre la jouissance de sens, au-delà des lois du langage. Ce pari est décisif pour la fin d’analyse : il s’agit de défaire l’effet de chiffrage produit dans l’inconscient qui renvoie la labeur analytique à l’infini. Le point d’arrêt se trouve du côté signifiant aussi bien que du côté de l’objet de jouissance. Il y s’ajoute la jouissance éprouvé par l’analysant dans sa production de sens.

De cette façon, le reste de savoir isolé par le travail analytique, la jouissance qui soutient le travailleur infatigable appelé inconscient, peut arrêter sa course et retrouver sa sortie.

Buenos Aires, mars 1995

NOTAS

  1. Conférence inaugurale du cycle de conférences de la Section Clinique de Buenos Aires, “L’interprétation en psychanalyse”, mars 1995.
  2. J. Lacan, “La méprise du sujet supposé savoir” (1967), Scilicet Nº1, Seuil, Paris, 1968.
  3. J. Lacan, “Position de l’inconscient” (1964), Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 830.
  4. J. Lacan, “C’est à la lecture de Freud…” (1968), La Lettre mensuelle Nº102, Paris, 1991 ; et aussi, Le Séminaire, Livre XI (1964), Seuil, Paris, 1973, p. 26.
  5. J. Lacan, “Position…”, op. cit., p. 834.
  6. J. Lacan, “Variantes de la cure type” (1953), Ecrits, op. cit., p. 331.
  7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, op. cit., p. 34.
  8. J. Lacan, “L’étourdit” (1972), Scilicet Nº4, Seuil, Paris, 1973, p. 15.
  9. C. Soler, “L’inconscient dans tous ses états”, Quarto Nº51, Belgique, 1993.
  10. J.-A. Miller, “Ce qui fait insigne”, cours de 1985-86.
  11. S. Cottet, “Deux modes d’interprétation”, La Cause freudienne Nº26, Paris, 1994.
  12. J. Lacan, “Fonction et champ de la parole et du langage” (1953), Ecrits, op. cit., p. 258.
  13. Idem, p. 259.
  14. Idem, p. 265.
  15. Idem. p. 252.
  16. Idem, p. 313.
  17. Idem, p. 314.
  18. J. Lacan, “La direction de la cure”, Ecrits, op. cit., p. 593.
  19. Idem, p. 641.
  20. C. Soler, “El decir del analista”, Séminaire de la Section Clnique de Buenos Aires, octobre 1994.
  21. F. Récanati, La transparencia y la enunciación, Hachette, Buenos Aires, 1981.
  22. J. Lacan, Séminaire XI, op. cit., p. 27.
  23. Idem, p. 29.
  24. Idem, p. 137.
  25. Idem, p. 25.
  26. Idem, 26.
  27. J. Lacan, “C’est à la lecture de Freud…”, op. cit., p. 56.
  28. J. Lacan, “Radiophonie” (1968), Scilicet Nº2-3, Seuil, Paris, 1970, p. 77.
  29. J.-A. Miller, “Donc”, cours de 1993-94.
  30. J. Lacan, Séminaire XI, op. cit., p. 226.
  31. Idem, p. 192.
  32. J.-A. Miller, “E=UWK”, Séminarie hispano-parlante, Paris, juillet 1994.
  33. J. Lacan, “C’est à la lecture de Freud…”, op. cit., p. 57.
  34. J. Lacan, Le Séminaire, livre XVII; Seuil, Paris, 1991, p. 39.
  35. Cf. sur ce point, A. Jolles, Formes simples, Seuil, Paris, 1970.
  36. J. Lacan, Télévision, Seuil, Paris, 1973, p. 26.
  37. S. Cottet, op. cit.
  38. J. Lacan, Ornicar?Nº4, 18-2-75, p. 106.
  39. J. Lacan, Télévision, op. cit., p. 22.
  40. J. Lacan, La Troisième.
  41. J. Lacan, “Conférences nord-américaines” (1975), Scilicet Nº6-7, Seuil, Paris, 1976, p. 35.
  42. J. Lacan, “L’étourdit”, op. cit., p. 37.
  43. Idem, p. 30.
  44. Idem, p. 46.
  45. Idem, p. 46-49.