Amour et deuil chez Hamlet

Un obscur souvenir

Dans l’Interprétation des rêves, Freud pose cette question poignante[1] : pourquoi rêve-t-on des personnes que nous aimons et que nous avons perdues ? Un homme rêve que son père mort se présente à lui, mais « qu’il ne savait pas qu’il était mort ». Freud ajoute « selon son désir », version œdipienne du vœu de mort envers le père. Mais ce vœu pourrait aussi être animé par la piété filiale : qui serait qu’il finisse par mourir. Le père pourrait même avoir désiré mourir pour ne pas continuer de subir cette douleur d’exister. « Il ne savait pas » en réalité montre qu’il n’y a pas d’inscription de sa propre mort dans le psychisme : cet non savoir vient de l’inconscient même du sujet.

Freud compare Hamlet et Oedipe mais, en même temps, il les distingue du fait de l’action de la censure. Oedipe ne savait pas qu’il tuait son père et il dû subir les conséquences de son acte. En revanche, dans Hamlet, les vœux de mort associés à l’acte criminel n’apparaissent pas, mais on peut les déduire à travers ses atermoiements et son inhibition pour exécuter son crime. Cependant, Freud dit que le caractère obscur du héros n’empêche en rien la fascination pour l’œuvre qui génère d’insondables questions car les motifs de cette paralysie ne sont pas explicites[2].

La variante du père de Hamlet est qu’il savait qu’il était mort et qu’il le dit à son fils. Il meurt parce qu’il a été assassiné par son propre frère, il sait que Claudius l’a tué. Mais le pire, c’est qu’il est mort sans avoir pu se confesser, dans la « fleur de ses péchés ». Quels péchés avait donc commis ce père idéal, tourmentépar ses fautes ?

Hamlet peut apparemment tout exécuter, sauf se venger de l’homme qui a assassiné son père et pris ensuite sa place auprès de sa mère ; il éprouve alors scrupules et culpabilité du fait de ses désirs infantiles réprimés. Le drame a été écrit immédiatement après la mort du père de Shakespeare en 1601, c’est pourquoi Freud souligne[3] que ce drame est en lien avec son propre deuil et la reviviscence de sentiments infantiles. Le drame résonne avec la mort prématurée du fils de Shakespeare qui s’appelait aussi Hamlet. La lecture d’Hamlet se produit aussi à un moment particulier de la vie de Freud : lors de la mort de son père, il écrit L’interprétation des rêves et étudie quels sont les effets de cette mort sur Shakespeare et sur son œuvre.

La mort du père renvoie à sa faute, pas seulement à sa perte mais aussi au péché du père, et comme le souligne Lacan, le ghost se plaint pour cette raison et se révèle un non être éternel, un not to be du purgatoire[4].

Hamlet sait qui a tué son père mais il ne sait pas ce qu’il veut. C’est pourquoi il hésite tout au long de l’œuvre. Il n’agit pas, malgré l’ordre surmoïque matérialisé par le spectre de son père qui revient de l’au-delà pour lui commander de le venger : « Tue Claudius ! » Hamlet est embarrassé pour exécuter cet ordre qui émane à la fois de l’autorité paternelle et de l’amour qu’il ressent pour lui. Le père réclame vengeance et Hamlet veut s’exécuter à la fois par amour du père et pour se faire justice. Même l’amour envers sa mère le pousse à agir. Tout converge pour l’amener à accomplir cet acte : « tuer Claudius »

Alors, pourquoi ses deux occurrences qui devraient le pousser dans la même direction ont-elles pour résultat d’annuler son action ? La clé est dans le double d’Hamlet, Claudius, celui qui réalise ce qu’Hamlet désirait inconsciemment.

Sur ce point Lacan diverge avec Freud. Pour Lacan le problème insoluble est qu’Hamlet veut se venger de Claudius mais il ne le fait pas. Ce n’est pas le complexe d’Œdipe qui empêche Hamlet d’exécuter son acte. L’acte d’Œdipe est très subtil et oriente son existence, il en fait un héros tant qu’il ne sait rien. Tuer le père à une croisée de chemins constitue la toile de fond du drame Œdipien. Avec Hamlet, il y a un déplacement, car si Œdipe peut être un héros tant qu’il ne sait rien – c’est d’ailleurs cela qui donne le caractère dramatique à la conclusion de l’œuvre –, Hamlet, en revanche, sait qu’il est coupable d’être et non pas de désirer tuer le père. Il est confronté donc au crime d’exister[5].

La nouveauté d’Hamlet est la relation qui s’établit entre la question – être ou ne pas être – et l’énigme du désir de l’Autre. Entre la faute d’être du sujet et la faute de l’Autre. Le fils endosse le poids de la dette et paye pour les péchés du père et pour le crime d’exister ; Lacan met l’accent à cette époque sur la passion du névrosé pour justifier son existence. Œdipe paie pour le crime qu’il ignorait avoir commis. Hamlet paiera pour les péchés du père en tuant Claudius seulement quand lui-même sera blessé à mort.

En réalité, il ne s’agit pas tant de ce qu’il lui arrive que de ce qu’il ne lui arrive pas, de ce point où Hamlet est arrêté dans le registre de l’acte, de son impossibilité de mener à bien les commandements du père mort. Dans le désir d’Hamlet il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, c’est le drame même du désir, affirme Lacan[6],et il examine la question du désir de la mère, de cette relation du sujet avec le désir de l’Autre, visible spécialement dans la scène de la chambreoù il demande à sa mère de renoncer à sa jouissance. C’est ainsi que Lacan interprète l’« être ou ne pas être » en termes d’être ou ne pas être l’objet du désir de la mère – centré autour de la problématique du phallus.[7]

Il est paradoxal que le fait de tuer Claudius n’efface pas la faute chez l’Autre, mais plutôt l’affirme, car si le père meurt dans la fleur de ses péchés, il n’empêche que son péché n’est pas effacé, même si Hamlet tue Claudius. Mais, ne pas accomplir l’ordre du père le laisserait errer dans le purgatoire, avec l’impossibilité de payer sa dette. Hamlet ne peut ni solder la dette – car l’assassinat de Claudius n’efface pas la dette du père – ni non plus la laisser en attente parce que le père espèreêtre vengé. Hamlet sait que le père sait, mais ce qu’il ne sait pas, c’est quelle est sa place dans le désir de la mère, dans le désir de l’Autre. La difficulté ne correspond pas à la légitimité de l’acte, parce que pour Hamlet il est totalement licite d’accomplir la vengeance et de tuer Claudius, mais elle concerne le désir, précisément là où Hamlet ne peut l’exécuter que lorsque lui-même est sur le point de mourir. C’est l’effet particulier de la transmission du père au fils : le poison reçu par le père suit son cours, il le transmet à son fils avec ses mots, et finalement, avec la mort d’Hamlet, le poison accomplit son trajet.

Le drame de l’objet féminin

L’œuvre d’Hamlet a la particularité d’introduire ce que l’on appelle du théâtre dans le théâtre. Otto Rank, en 1915[8], tente d’articuler l’œuvre dans un ensemble de mouvements. Hamlet est une pièce de théâtre qui commence avec un montage d’une scène de théâtre dans la scène de théâtre, ce qui est une façon ingénieuse de remettre à plus tard l’acte qui doit s’accomplir à la fin.

Lorsque Hamlet se confronte aux révélations de son père, Hamlet n’agit pas, si ce n’est qu’il feint la folie ; il paraît échafauder ainsi un plan, mais à aucun moment il ne le dévoile. Ensuite, arrive la troupe de comédiens à laquelle Hamlet demande de présenter un spectacle dans lequel le héros feint lui aussi d’être fou. C’est la représentation de l’assassinat du roi Priam de Troie et la douleur de sa fidèle épouse Hécube. Hamlet ajourne apparemment sa vengeance pour obtenir une certitude, mais lui-même ne sait pas ce qu’il se passe puisque son inertie est inconsciente.

Face à cette paralysie, le spectre apparaît de nouveau et lui demande de se placer entre sa mère et son âme, de toucher son cœur, désignant une brèche pour lui faire entendre raison et qu’elle renonce à Claudius. Une lutte intérieure apparaît chez les différents protagonistes : Hamlet qui ne se décide pas à agir, la reine qui apparaît perturbée, Claudius qui éprouve quelques remords et va se confesser.

L’accent est mis sur les divers moments d’inhibitions dont souffre Hamlet : d’abord, il s’apprête à agir mais il tue sa victime Polonius, sans être sûr que ce soit la bonne personne ; ensuite, emporté par la passion, il crie à sa mère « ça suffit » et le spectre arrive pour lui dire de traiter sa mère avec plus de douceur.

Otto Rank repère un autre double d’Hamlet dans la figure d’Ophélie qui elle, succombe au délire après la mort de son père, et semble folle elle aussi.[9] Elle s’identifie à Hamlet alors qu’elle-même se lamente de la perte de son père. Elle est devenue folle comme Hamlet et chante des complaintes lascives comme Hamlet le faisait dans son simulacre de folie. Cette folie montre que l’identification est une intention du poète. Mais Ophélie fait un pas de plus et elle se suicide. Ophélie rencontre Hamlet après qu’il ait vu le spectre de son père et en reste totalement perturbé. Il se produit un effet de dépersonnalisation et elle perd sa place d’objet de désir. Il la traite alors avec mépris et cruauté, avec, comme dit Lacan, une pointe de sadisme, ce qui montre la vacillation du fantasme. C’est plus comme mère de futurs enfants et donc grande pécheresse, que comme objet d’amour qu’il l’envoie s’enfermer au couvent. Il met en évidence l’horreur de la féminité déjà commentée par Freud et par Lacan et le ravalement de l’objet féminin.

Dans la tragédie Shakespearienne, le personnage d’Ophélie touche un point d’intime qui conduit vers la voie du désir d’Hamlet et devient le baromètre de sa position face au désir. De fait, Ophélie est un élément d’articulation essentielle du cheminement d’Hamlet vers son rendez-vous avec la mort.Lacan affirme que ce personnage est une des créations les plus fascinantes proposées à l’imagination humaine. C’est le drame de l’objet féminin et la question du désir envers elle.

Il existe une particularité dans toute l’œuvre[10] : on remarque que les enterrements et les deuils se font dans la hâte : la mère se marie immédiatement après la mort de son mari, le cadavre de Polonius est enterré dans la précipitation, Ophélie ne peut être enterrée en terre consacrée parce qu’elle s’est suicidée et tout cela se fait secrètement. Il y a une rupture dans les rites funéraires, de ce fait, on n’arrive pas à inscrire chaque enterrement à sa place.

Pendant l’enterrement d’Ophélie, Hamlet revient. Il voit Laërte qui exprime son chagrin et sa peine lors la mort de sa sœur, Hamlet est en colère, il se jette sur lui et affirme que « Quarante mille frères ne pourraient jamais, avec la somme de tout leur amour », ressentir la peine que lui-même éprouve parce qu’il a perdu son objet d’amour. Lacan interprète que parce qu’il s’identifie à Laërte, Hamlet retrouve son désir et Ophélie retrouve sa place. Il se produit une bagarre entre eux deux à l’intérieur de la tombe, Laërte devenant son double imaginaire. Hamlet ne tolère plus les cris de douleur de Laërte et dit que celui qui pleure la mort d’Ophélie, c’est lui[11]. Lacan dit qu’il n’existe dans aucune tragédie une scène où deux personnes se battent à l’intérieur d’une tombe. À travers la mort d’Ophélie, il peut dire, « C’est moi, Hamlet, le danois ». Jusqu’alors, il n’avait jamais dit qu’il était le prince du Danemark. Ce n’est que par le biais de l’identification narcissique à Laërte et son deuil assumé qu’Hamlet parvient à considérer de nouveau Ophélie comme objet du désir et ressentir la tristesse de sa perte.

À partir de là[12], Claudius organise un tournoi qu’Hamlet n’était pas obligé d’accepter, et qui remet encore à plus tard le passage à l’acte. Lors de ce tournoi, Laërte représente Claudius contre Hamlet. Claudius, pour être sûr qu’effectivement Hamlet meure, met du poison sur la pointe de son épée.

Laërte le frôle de la pointe de l’épée, il l’empoisonne ; la reine prend accidentellement la coupe où se trouve le poison et meurt ; Laërte meurt aussi, empoisonné et ce n’est que lorsqu’Hamlet sait qu’il va mourir, qu’il réussit à tuer Claudius.

Lacan indique[13] que le drame d’Hamlet est la rencontre avec la mort, pas avec le mort, c’est pour cela qu’il ne peut exécuter son acte que lorsqu’il se retrouve face à son destin, qui est la mort. Hamlet dit que « la vie d’un homme ne tient qu’à un mot ». Pour cette raison il ne parvient à tuer Claudius que dans l’intervalle qui précède sa mort, quand il est atteint par le poison de l’épée de Laërte, dans l’intervalle entre la mort reçue et celle dont il va souffrir. La vérité d’Hamlet, dit Lacan, apparait dans cette création poétique sans espoir.Il n’y a pas d’Aufhebung vers un au-delà, une rédemption, c’est le signe de quelque chose qui manque, qu’il n’y a pas de garantie ultime.

Dans la tragédie antique, il existait des héros fous, mais pas de héros qui se fassent passer pour fous, c’est une nouveauté d’Hamlet. Pourquoi choisir un héros qui se fasse passer pour fou comme moyen de réaliser le geste auquel il est destiné ? Lacan indique[14] que faire le fou est une des dimensions de la politique du héros moderne. Et dans son parcours, dans son impasse face au désir, il reconstitue, et reconquiert seulement la fonction de l’objet au prix du deuil et de la mort.

Traduction de l’espagnol: Ghislaine Panetta

BIBLIOGRAPHIE

  • Freud, Sigmund, Correspondance avec Fliess, lettre du 15 octobre 1897.
  • Freud, Sigmund, La Interpretación de los sueños. Obras Completas, tomo IV, Amorrortu, Buenos Aires, 1976.
  • Jones, Ernest, Hamlet y Edipo (1949), éd. Madragora, Barcelona, 1975.
  • Lacan, Jacques, El Seminario, libro VI, El deseo y su interpretación, Paidos, Buenos Aires.
  • Lacan, Jacques, Le séminaire, Livre X, L’Angoisse, Seuil, Paris, 2004.
  • Lacan, Jacques, Le séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1993.
  • Rank, Otto, Hamlet, Don Juan y el psicoanálisis, Letra Viva, Buenos Aires.
  • Shakespeare, Hamlet, ed. Clásicos Fraile, Madrid, 1981
  • Starobinsky, J., « Hamlet et Œdipe », La relation critique, Gallimard, Paris, 1970.

NOTES

  1. Cf. Sigmund Freud, La Interpretación de los sueños, Obras Completas, tomo IV, cap. V, apartado D “Sueños típicos”, Amorrortu, Buenos Aires, 1976.
  2. Sigmund Freud, La Interpretación de los sueñosop.cit., p. 273.
  3. Ibid.
  4. Jacques Lacan. El Seminario, libro VI, El deseo y su interpretación, Paidos, Buenos Aires, p. 314 et 402.
  5. Ibid.
  6. Jacques Lacan, El Seminario, Libro VI, El deseo…op.cit., p. 306.
  7. Ibid., ch. XV.
  8. Otto Rank, « Hamlet, Don Juan y el Psicoanálisis », Letra Viva ediciones, Buenos Aires 1997.
  9. Otto Rank, « Hamlet, Don Juan y el Psicoanálisis », op. cit., p. 33.
  10. Cf. Jacques Lacan, El Seminario, libro VI, El deseo… op. cit. Chapitre XVIII.
  11. Hamlet, Acte V, scène III.
  12. Hamlet, Acte V, scène IX.
  13. Jacques Lacan, El Seminario, libro VI, El deseo…op.cit., p. 346.
  14. Ibid., chapitre XVIII.