Le semblant entre un homme et une femme

Une légende guarani raconte qu’il y a des années un énorme serpent appelé Boi habitait dans la rivière Iguazú. Les indigènes guaranis devaient sacrifier une belle jeune fille une fois par an en la précipitant dans la rivière. Un jour, un jeune chef, Tarobá, tombe amoureux de Naipí, la jeune fille qui était destinée à être sacrifiée. Pour la sauver, il l’enlève et ils fuient ensemble le long de la rivière. Le serpent, furieux, courbe alors son échine et il provoque ainsi la division du cours de la rivière en formant les Chutes d’Iguazú. Il transforme ensuite le jeune chef en arbre et la longue chevelure de Naipí se transforme en chutes de la rivière.

Il plonge ensuite dans les Gorges du Diable pour surveiller que les amants ne retrouvent pas. Mais, les jours où le soleil resplendit, l’arc-en-ciel qui émerge sur les eaux de la rivière surpasse le pouvoir du serpent Boi, et unit les amants à nouveau.

1. Le phallus comme météore

L’arc-en-ciel est l’un des météores examinés par Descartes dans son célèbre Traité. Comme le tonnerre, ou les nuages, il fait partie de la nature. Lacan nous dit très tôt, dans le Séminaire 3, que le météore : “c’est cela”, par définition. Il est tout entier dans l’apparence, il n’y a rien de caché derrière et en même temps, ce qui le fait subsister tient uniquement à sa nomination comme telle. On n’arrivera jamais à rejoindre l’arc-en-ciel, puisque, nous dit Lacan, les « petits morceaux de soleil » qui dansent à la surface du lac comme la buée qui s’en échappe, n’ont rien à faire avec la production de l’arc-en-ciel, qui commence à une certaine hauteur d’inclinaison du soleil et à une certaine densité des gouttelettes en cause”.

Le météore de l’arc-en-ciel fait partie de la catégorie du semblant. La nature est pleine des semblants qui ne se confondent pas avec le réel, c’est pourquoi Lacan affirme que personne n’a jamais cru que l’arc-en-ciel était quelque chose d’incurvé et tracé qui était là vraiment. Bien qu’on le voit, il est inconsistant et personne ne peut l’attraper. La catégorie de semblant devient ainsi la conjonction entre l’imaginaire et le symbolique en opposition avec le réel.

Les êtres parlants se répartissent à partir du discours et les hommes et les femmes sont le fruit de cette répartition. Il n’y a rien de naturel à cela, rien de biologique. Le sexe est un dire, affirme Lacan, qui a à voir avec le langage et en son coeur se loge le réel de l’inscription impossible du rapport sexuel. Très tôt et de façon très freudienne, Lacan analyse la vie amoureuse en notant ses dissensions, ses errances, son délire, et le malentendu fondamental que revêtent les semblants dans la psychopathologie de la vie amoureuse. La clinique du « rapport entre les sexes” est orientée par le phallus en jeu dans les semblants, le phallus étant lui -même est un semblant.

L’être et l’avoir sont intriqués sous des modalités distinctes, et le semblant intervient dans le rapport sexuel par l’action du signifiant phallique. L’homme protège son avoir, la femme masque le manque. Jacques-Alain Miller indique que l’on ne doit pas penser qu’être le phallus peut avoir un autre sens que celui d’être le semblant, et qu’avoir le phallus est quelque chose de différent à posséder un semblant.

Le phallus définit ainsi reste articulé à la négativité propre du désir et de la castration. L’être s’inscrit du côté du semblant et les deux s’opposent au réel et, en même temps, l’être ne s’oppose pas au semblant mais se confond avec lui. Le voile occupe ainsi une place essentielle en fonction de ce qu’il cache, dissimule la castration, le voile même couvre le rien.

Lacan examine la relation entre le phallus et le voile à travers son commentaire de la peinture de Zucchi, « Psyché surprenant Amour ». Quand Psyché lève la lampe sur Eros pour connaître son amant nocturne qu’elle n’avait jamais vu jusqu’alors, un bouquet de fleurs dissimule le phallus d’Eros. Le voile de fleurs est corrélatif au phallus comme signifiant et le corps de Psyché apparaît alors comme l’image phallique présente dans le tableau.

Maintenant, si le rapport avec le partenaire est nécessairement liée au phallus et à la castration, au niveau de la jouissance: quelle place reste t-il alors aux uns et aux autres dans la rencontre amoureuse?

2. Le phallus, signifiant de la jouissance

Dans la mesure où le phallus n’est pas seulement le signifiant qui nomme la castration traduisant un moins, mais est aussi le signifiant lié à la jouissance en plus, Lacan introduit de nouvelles nuances.

L’identification sexuelle ne dépend pas de la physiologie, de la situation réelle, ni de croire qu’en réalité on appartient à son propre sexe. Lacan dit dans le Séminaire XVIII que le phallus touche le réel de la jouissance sexuelle, et que pour les hommes, la femme est le phallus qui les châtre. Et, de la même manière, l’homme est le phallus pour la femme, mais elles obtiennent seulement l’organe du pénis, parce qu’elles restent également châtrées. Lacan reprend ainsi ses formulations anciennes de l’équivalence Girl=Phallus qui circule entre les hommes et la demande de phallus de la part des femmes, mais en les liant à la jouissance.

Au moment où s’inclut la jouissance sexuelle, les femmes montrent rapidement l’équivalence entre la jouissance et le semblant qu’elles prennent pour un homme. “Cherchez la femme”, comme dans un roman policier, remarque Lacan, « cherchez la femme », et nous pouvons ajouter, elles trouveront un homme. Lacan note que la vérité d’un homme est sa femme, cela lui donne son poids, le poids de son sinthome qui fait qu’il peut croire en elle.

La vérité d’un homme est sa femme, mais cela n’est pas réciproque pour les femmes. Comme elles disposent d’une plus grande liberté dans leur rapport au semblant, dans quelques cas, mais pas dans tous, elles peuvent donner du poids à un homme qui n’en a même aucun. D’où l’idée du ravage qu’il peut arriver qu’un homme soit pour une femme.

Nous voyons ainsi que le lit de Procuste qu’un homme peut proposé comme idéal pour une femme, auquel elle consent pour se faire aimer et désirer, a sa contrepartie. La liberté des femmes à l’égard du semblant transforme un homme en l’incube idéal d’une femme tout en recevant ainsi le poids sa parole.

Un homme croit à une femme, elle est sa vérité. Une femme est créée par un homme, non seulement par lui, mais par ses semblants, empruntés certes. Mais, cela n’assure en rien qu’ils peuvent inscrire un rapport homme-femme.

Faire l’homme implique de donner à une femme des signes qu’il est un homme. Faire la cour, ce qu’on retrouve dans la nature, a une dimension de semblant. Cependant, à l’inverse de la parade de l’espèce animale dans laquelle les mouvements sont strictement réglés, faire la cour peut avoir ses difficultés qui parfois contraignent à des passages à l’acte pas si courtois quand les semblants sont traversés. Lacan en donne des exemples avec la question du viol. Il parle aussi de la passion, semblant monté sur la scène, acting-out selon Lacan, mais qui ne nous dit rien de ses effets ultérieurs dans le rapport entre un homme et une femme.

J.-A. Miller montre que dans l’ordre sexuel il ne suffit pas d’être, mais il faut aussi sembler être et cela conditionne non seulement comment l’être se présente, quels semblants il utilise pour se présenter à l’autre, mais aussi quels effets la relation avec le semblant phallique a sur chacun d’eux.

L’homme reste l’esclave du semblant que soutient “tout homme” sous le régime du phallus. En revanche la femme, plus proche du réel, “pas- toute” dans ce semblant, objecte à l’universel de la signification phallique et cela détermine son traitement particulier du semblant. Ce sont les conditions de la jouissance qui fixent la femme dans la position d’être la vérité d’un homme. La jouissance féminine produit une ouverture de l’ensemble mais en même temps le ferme. Pas toute dans le phallus, mais pas non plus en dehors à lui.

Nous concluons, alors, avec un paradoxe de structure : le phallus comme signifiant de la jouissance, semblant de la jouissance sexuelle et matrice de tout signification, occupe la place de l’impossible à symboliser le rapport entre les sexes.

3. Le partenaire-sinthome

La positivation de la jouissance conduit Lacan, comme le montre J.-A. Miller dans son cours ” Choses de finesse en psychanalyse”, au développement sur le sinthome.

Les modes de jouir des êtres parlants déterminent leur répartition dans les positions sexuées et les nuances des chassés croisés entre l’amour, le désir et la jouissance. Le partenaire-symptôme est une manière de situer le partenaire en termes de jouissance et cela conduit à une analyse nouvelle de la vie amoureuse.

Dans le Séminaire 23 Lacan affirme que pour tout homme une femme est un sinthome. En revanche, pour les femmes il est nécessaire de trouver un autre nom pour dire ce qu’est un homme pour une femme: cela peut être une affliction pire qu’unsinthome, un ravage même. S’il n’existe pas un sinthome universel pour les deux sexes, cette non équivalence l’amène à spécifier le sinthome en question, pour capter sa singularité.

Cela éclaire le paradoxe de Lacan “il y a à la fois rapport sexuel et il n’y a pas rapport”. Il y a rapport là où il y a sinthome : le rapport à l’autre sexe est soutenue par le sinthome, mais il n’y a pas rapport, il y n’ya pas d’équivalence sexuelle.

Qu’est-ce qui fait que deux sujets deviennent un couple ? La jouissance par elle même, la jouissance de l’Un, étant donné son statut autoérotique, rend les amants solitaires. Le corps de l’Autre, du partenaire, semble inaccessible. L’homme reste à seul avec son organe, la femme, avec sa jouissance. La castration donne une possibilité de rencontre dans la mesure où la jouissance autiste semble perdue et se rencontre dans le partenaire sous la forme de l’objet a, plus de jouir, semblant qui n’est pas universel mais singulier.

De cette façon, la castration oblige à trouver le complément de jouissance dans l’Autre qui prend une part de cette jouissance et lui donne la signification de la castration. La vérité de la castration consiste en ce que, pour jouir, il faut passer par l’Autre et lui céder une part de sa jouissance. Ainsi, l’objet est le partenaire au niveau de la jouissance.

Le sujet s’unit à un partenaire qui peut incarner son symptôme, enveloppe de l’objet a. Le partenaire fondamental pour les deux sexes est finalement celui qui est capable de devenir son symptôme, même si pour une femme un homme peut être un ravage.

Pour conclure

Nous pouvons préciser trois temps logiques dans l’enseignement de Lacan sur le rapport entre un homme et une femme où les semblants interviennent de différente manière.

1) Il y a rapport, rapport entre les sexes. Dans la mesure où le signifiant phallique répond à la négativité du désir et il est articulé à la castration, le phallus est un semblant qui articule le rapport entre les sexes.

2) Il n’y a pas rapport, rapport sexuel. Le phallus comme semblant, signifiant de la jouissance, corrélatif de la positivation de la jouissance, fonctionne comme un obstacle pour la jouissance sexuelle. Il n’y a pas d’inscription du rapport sexuel.

3) “Il y a rapport sexuel et il n’y a pas de rapport“, comme le dit Lacan dans le Séminaire 23. Le sinthome permet un rapport avec l’autre sexe, bien que l’inscription du rapport sexuel soit impossible. Nous nous déplaçons ainsi des semblants vers le sinthome.

Sur l’eau qui circule et les “jeux de la rive avec l’onde” qui ont enchanté Tristan l’Hermitte, les arcs-en-ciel s’étirent dans la luminosité du jour. Au dessus d’eux survolent une multitude distincte de papillons qui peuplent d’une infinité de couleurs les Chutes d’Iguazú. Des papillons qui nous font rêver, ou, comme dans l’apologue de Chuang-tsé, qui rêvent eux-mêmes. Et dans les rêves de papillons, dans le bref instant que dure l’arc-en-ciel, dans la contingence de cet instant, Tarobá et Naipí se retrouvent, cette fois pour montrer qu’un rêve n’est jamais qu’un rêve.

NOTAS
* Publicado por NLS Messager 674, en 2010, París – http://www.amp-nls.org/page/fr/49/nls-messager/0/2009-2010/608